Argumentaire

In situ. Faire voir et faire parler les métamorphoses du travail

La sociologie dans la cité

 

Partie 1 - Sociologie & travail

Les travaux de recherche du Centre Max Weber présentés à la Biennale s’ancrent dans une longue tradition de recherche. Nous n’en proposons ici que quelques repères. Disons-le d’emblée, la question même des mutations du travail est une préoccupation majeure des toutes premières enquêtes sociales réalisées au XIXe siècle. Les précurseurs, savants, philanthropes et réformateurs de cette période inaugurale auscultent et analysent les gigantesques mutations sociétales provoquées par l’essor industriel sans précédent et tentent de trouver des réponses à la question sociale des inégalités: c’est ainsi que « La misère des classes laborieuses en France et en Angleterre », sujet du concours proposé par l’Académie des sciences morales et politiques de Paris il y a un siècle et demi, marque cette volonté de comprendre et d’observer avec minutie ce qui se passe à l’atelier comme au domicile. Seront dès lors posées les bases de la sociologie empirique. Ce repère est important pour dire combien la question même de l’enquête sociologique et des méthodes de plus en plus rigoureuses qui se sont développées depuis cette phase originelle constituent le point commun des travaux présentés. L’importance accordée aux expériences concrètes des acteurs, aux réalités du travail et aux modes de vie qu’elles impliquent, aux apprentissages, et aux relations professionnelles, aux représentations des acteurs ou encore aux mouvements sociaux, supplante sans aucun doute les grandes théories des siècles passés, non pas abandonnées mais insuffisantes pour expliquer l’ampleur des métamorphoses.

Rappelons dès lors que les mutations du travail prennent, selon les contextes historiques et selon les régions du monde, des formes bien différentes. Dans le premier Traité de sociologie du travail français de 1962, le sociologue George Friedmann indiquait que le travail est l’élément central qui « ordonne des sociétés ». Si cette affirmation permet de rassembler les travaux de la sociologie industrielle américaine peu avant la grande crise de 1929 et les grandes théories marxistes et structuralistes de l’après guerre en France, c’est peut-être dans sa remise en question aujourd’hui que l’on peut lire d’une autre façon les mutations du travail. Relevons quelques lignes de fracture ou de tension dans les questionnements qui rendent scientifiquement fructueuses les controverses : entre les notions de travail et d’emploi ; entre les qualifications et les compétences ; entre les systèmes de valeurs et les représentations des acteurs ; entre les professions et l’analyse des marchés du travail… Ces points de tensions sont perceptibles dans les dispositifs présentés, par exemple dans le rapport des jeunes adultes au métier ou à l’emploi selon la formation et les parcours de vie (voir Les expériences de travail des étudiants en école d'art et La ville des jeunes résidents au foyer) ou dans le rapport des SDF avec l’activité salariale, le travail précaire ou au noir pour survivre (voir Au bord du salariat. La part des sans-abri) ; ou encore la tension entre les valeurs et les représentations se manifeste dans les mouvements actuels de l’économie sociale et solidaire (voir Utopies au travail ? La mise au travail des utopies dans le champ de l'économie sociale et solidaire) qui adhèrent à la critique de ce « nouvel esprit du capitaliste » (1999) tel que l’ont théorisée Luc Boltanski et Eve Chiapello.

Partie 2 - Sociologie & média filmique

Les évolutions des représentations du travail au cinéma reflètent assez bien les déplacements de regard qui se sont opérés en sciences sociales (Hélène Stevens, Jean-Paul Géhin, Images du travail. Travail des images, 2012). Dans le champ cinématographique, l'attention s’est déplacée du travail vers l'emploi, le regard s'est élargi au delà du monde ouvrier en s'orientant vers le secteur tertiaire ; la place prise dans les images par les contraintes physiques que le travail fait subir aux corps dans l’usine s’est estompée et les cinéastes se sont intéressés aux contraintes morales, aux souffrances au travail dont parle, depuis la fin des années 1990, le psychiatre et psychologue du travail, Christophe Dejours. Les approches des chercheurs et des cinéastes, à bien des égards, peuvent se rencontrer, se compléter. Sarah Pink note qu’« il s'agit  d'un domaine de recherche académique et appliquée qui démontre avec force que théorie, technologie et méthode ne peuvent être pensées et élaborées séparément. » (Advances un Visual Methodology, 2012).

La technique cinématographique, notamment depuis l'avènement du « cinéma direct » dans les années 1960, a ouvert des possibilités aux chercheurs en sciences sociales pour considérer d'une autre façon la parole des enquêtés. Le film documentaire leur a permis également – et peut-être surtout – de s'inscrire dans une perspective de co-construction des savoirs et d'ouverture de la recherche à d'autres formes de « restitutions » (Luke Eric Lassiter, Collaborative Ethnography and Public Anthropology, 2005) ou de « dialogisme » (Mikhaïl Bakhtine, Esthétique de la création verbale (1984). Le visionnage d'un film peut en effet être pensé comme une « expérience-carrefour », favorisant la circulation de la parole et l'échange, comme un « moment-charnière »permettant de poursuivre et continuer à nourrir la recherche : « Les projections constituent en anthropologie visuelle non la phase terminale d’un film, mais une phase de travail de recherche d’une anthropologie réciproque. Ces interactions alimentent la recherche et peuvent être considérées dans une continuité́ avec le terrain puisqu’elles vont modifier les recherches futures » (Patrick Deshayes, 2003).

Ainsi, la recherche en images atteste de l'enquête jusqu’à sa publication : par l'image animée, certains donnent à voir l’ensemble du long processus de recherche, l'objet de leur enquête, ses métamorphoses et leurs analyses, leurs résultats (De l'entreprise familiale à la firme mondialisée : la saga des papeteries Canson et Montgolfier). D'autres mobilisent l’image animée comme méthode d'investigation et comme objet privilégié de dialogue auprès de différents publics (L'essor du travail chez soi ; Les ingénieurs face aux sciences sociales dans les usines classées Seveso). Dans tous les cas, et alors que les images sont partout et remplissent le monde social, leur emploi dans le cadre des sciences humaines et sociales reste marginal et soulève un paradoxe tel que l’expose Monique Peyrière : « Lorsque le cinéma se donne pour objectif de filmer le travail, il serait handicapé dans son ambition par une double infirmité : soit il serait apte à capter le travail dans ses apparences, dans ses appareillages, et il s'interdirait alors de traiter de la complexité « du » travail. Soit le cinéma chercherait à filmer la part invisible, cachée du travail, et il serait alors entraîné à filmer autre chose que le travail. » (« Filmer le travail, filmer contre le cinéma ? », revue Travailler, 2012). Dès lors, le travail, et plus encore ses mutations contemporaines, met au défi le sociologue ou l'ethnographe dans ses modes de représentations, de traduction et d’interprétation.

 

 

 

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